LE COQ DE BRUYERE AU CHANT

 
Assombrissant le ciel, quelques brumes s’accrochent aux derniers contreforts, un couple de pipits sponcielles volette sur la pelouse. Le sac de trente kilos martyrisant les épaules, je commence la montée vers la place de chant à 1 h 30 de marche, préoccupé par  la météo changeante de ce mois de mai et soucieux de l’état de la neige et du couloir d’avalanche qu’il faudra traverser. De ci de là, les soldanelles  égaient de leurs corolles roses la pelouse alpine. Comme elles sont bienvenues les haltes permettant de savourer le paysage et de profiter amplement de ce samedi après-midi. Près d’une falaise, un faucon pèlerin se dispute avec des craves. Un isard furtif se dérobe à mon approche, traversant la cascade ; me voilà enfin sur le lieu du rendez-vous.   
Sur une proéminence à 1500 mètres d’altitude, la place de chant occupe un versant exposé au Levant, juste à la limite supérieure de la hêtraie-sapinière. D’une superficie de trois hectares environ, elle s’étage sur trois niveaux séparés de ressauts que relient  d’étroits passages. Les hêtres clairsemés laissent de grands espaces dégagés où affleurent des pointes de rochers ; à terre, ici et là, de vieilles souches décharnées de sapin ; pour compléter le tableau, des myrtilliers desséchés par les rigueurs de l’hiver, des baliveaux de hêtre, et de place en place, des névés ajoutent leur note éblouissante.
L’observation des indices de présence des oiseaux est déterminante pour la mise en place des affûts. Ils sont de trois ordres : les plumes, les crottes de chant, les empreintes de patte sur la neige. Sous   la tente camouflée par des branches de sapin et préparée à l’avance, l’heure tourne. J’y resterai reclus de 15 h jusqu’au lendemain midi. A propos, on peut avancer une remarque sur le rapprochement entre les places de chant et les places de brame dans nos Pyrénées (il ne faut cependant pas généraliser). Toutes deux se déroulent sur un versant où les animaux utilisent une même répartition  verticale de l’espace : chacun choisit comme zone d’évolution une bande de terrain horizontale créant ainsi des territoires  contribuant au déroulement de deux sortes de relations : visuelles et auditives ; ce n’est qu’à l’instant des intimidations ou des combats qu’il y aura interpénétration de ces territoires ; le maître de place occupant, le plus généralement, une place centrale, profitant ainsi de la venue du maximum de femelles. Fermons cette parenthèse et revenons à notre affût. 
Des heures passent, seulement ponctuées par quelques mésanges huppées virevoltant à la recherche de leurs proies, un grimpereau varappe, en spirale, le long d’un fût de hêtre, puis quitte les lieux ; la nuit arrive, il est 20 heures ; un frugal repas et je me glisse dans le duvet, perdu dans des rêves diffus, d’où me sort brusquement un fracas d’ailes : c’est un grand coq perché sur un vieux sapin à mi-hauteur, juste au dessus de ma cache ; seule sa silhouette massive se détache sur le ciel rougi par les vapeurs du soir, spectacle unique et muet. Je n’entends aucun chant, notre sultan explore sa branche, picorant des bourgeons savoureux, puis la nuit prend possession de ce monde de silence, ô combien animé ! Une chouette hulotte hulule au loin et c’est le sommeil réparateur. 
4 heures 30, dimanche matin. Troublant l’épais silence, là, derrière l’affût, un coq lance sa strophe. Je distingue nettement les Tlep, tlep… tlep, le « coup de bouchon » et le cisaillement, quelle récompense. Dans l’obscurité profonde, un autre chant se fait entendre et, peu à peu, l’arène se met à vibrer, la fébrilité monte, l’aube tarde toujours à quitter son royaume ténébreux.
5 h 15 , les premières lueurs laissent deviner la silhouette d’un coq, seule   la tache blanche  au-dessus des ailes est visible, semblable à un lampion. A peine audible, son chant à cette distance est couvert par le concert des grives et des pinsons. Equipé d’un 400 mm, l’appareil est monté sur le trépied, la luminosité est toujours limite. Attendons…
6 h 30, les premiers clichés avec de la 400 ASA, à 50 mètres sur un rocher, le coq lance sa strophe ; patience, il faut attendre encore le cisaillement pour la prise de vue lorsque ce seigneur des hautes futaies, le bec ouvert, se figera pour quelques courtes secondes.
7 h 30, la lumière devient meilleure et permet de changer de boîtier et sensibilité (100 ASA). Les coqs s’excitent mutuellement, une poule traverse l’arène d’un vol tendu, un coq se rapproche à une quinzaine de mètres : cou dressé, tête renversée et en extase, les plumes de la barbe en bataille, la caroncule écarlate et surtout ses longues rectrices déployées en éventail, permettant d’admirer les motifs immaculés de cette corolle de plumes pleine de majesté ; il pose tel un mannequin de mode.
8 h 30, une poule paraît, petite boule de plumes rousses, devant moi, le coq l’aperçoit, se dirige vers elle et comme un derviche se met à danser devant la belle. A cet instant, le coq de l’étage supérieur dévale la pente, faisant gicler la neige autour de lui ; immédiatement le combat s’engage, à coups de bec et parfois d’ailes, les yeux exacerbés, les caroncules gorgées de sang. Des plumes volent, tout va très vite. Stupéfait, j’assiste à cette scène, surpris par tant de violence et de sauvagerie de la part des deux mâles. Indifférente, la poule continue son chemin. L’échauffourée a duré une trentaine de secondes, puis le coq de l’étage supérieur, désabusé, regagne lentement sa place. Autre scène vécue lors d’un autre combat : le coq amoureux du premier plan est allé chercher querelle à un autre distant d’une cinquantaine de mètres sans qu’aucune poule ne soit visible : simple jalousie entre mâles et puissance de l’instinct.
9 h 30, un jeune coq reconnaissable à son bec sombre et à sa petite taille, est venu se brancher au-dessus de moi. Mais n’étant pas en parade, il assiste comme spectateur pour cette année, en attendant de devenir acteur l’année suivante.
10 h, revenu de son combat, le vieux sultan semble fatigué de cette séance rituelle, cessant de parader à proximité du névé, il picore quelques boulettes de neige, puis se gîte au pied d’une vieille souche. Devenu alors parfaitement invisible, paupières closes, il récupère son énergie, proie pourtant facile pour un renard en maraude ou pour l’aigle survolant les lieux.
10 h 30, les coqs cessent de parader et chacun se met «en corbeau ». Ils regagnent un à un leurs gagnages familiers. Sur  la place de chant, vidée de ses protagonistes, seul un pic noir fait entendre ses cris plaintifs. Pour sortir discrètement de l’affût et regagner la civilisation, j’attends midi.
Les grands tétras sont encore malheureusement chassés dans nos Pyrénées et, chaque année, ils sont de moins en moins nombreux sur les lieux de parade.
Le devoir du chasseur photographe passe par une prise de conscience et un dilemme ; il ne doit en aucun cas ajouter un stress de plus pour cet oiseau magnifique et sauvage ; une seule  méthode semble acceptable : une bonne connaissance du terrain, de l’espèce et un affût parfaitement intégré au milieu. Ne jamais pratiquer l’approche, elle nuit à l’animal et se termine dans la plupart des cas par la fuite. Bien sûr, tout cela est inconfortable ; difficile en effet de passer une vingtaine d’heures reclus dans la cache. Mais si on veut être digne des photos, c’est le prix à payer. Notre oiseau le mérite bien. Il subit, hélas, la destruction de ses niches écologiques par les pistes de ski de fond (dérangement hivernal néfaste par la dépense d’énergie), stations de ski (Guzet-Neige comptait, il y a une vingtaine d’années, une cinquantaine de coqs, aujourd’hui aucun), randonnées pédestres, coupes forestières.
Le photographe ou le naturaliste doit être une pierre parmi les pierres et seul un maximum de discrétion peut autoriser à s’immiscer dans la vie privée de cet oiseau.
Il me faut conclure en exprimant des remerciements pour Monsieur GALY, qui m’a appris à connaître le coq de bruyère. Que ces lignes sur des impressions inoubliables soient le témoignage de ma gratitude.
A.LABAT
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 TELEOBJECTIF n° 32